L’Afrique et Wagner : En finir avec l’ambigüité (Tribune de Francis Laloupo)

Le 24 juin 2023 en Russie, Evgueni Prigojine, le monstre créé par Vladimir Poutine, s’est donc retourné contre son maître et commanditaire. Syndrome de Frankenstein… Au nom de quelles nécessités les pays africains alliés au Groupe Wagner pourraient-ils continuer à héberger la monstruosité dont la Russie elle-même ne veut plus ?

Le 24 juin 2023, la « rébellion » éphémère d’Evgueni Prigojine, patron de la milice Wagner, a jeté une lumière crue sur le régime de Poutine qui a, pour d’obscures raisons, cédé à cette milice privée une part du monopole de la violence légitime détenu par l’Etat. C’est sur la base de cette anomalie qu’a été mis en place le contrat ambigu qui lie certains pays africains à Wagner. Tour à tour présentée comme une entreprise privée ou l’incarnation de la coopération officielle entre la Russie et les pays africains contractants, l’entité paramilitaire agit en Afrique dans une zone grise qui fait de ses employeurs et alliés africains les complices d’un dispositif aux contours maffieux. Tel un contrat de la honte, les liens établis avec la milice n’ont jamais été clairement assumés par les régimes africains impliqués qui continuent, contre toute évidence, de désigner les mercenaires wagnériens comme des « instructeurs ». Il y a quelques mois, le Premier ministre malien, Choguel Maïga, martelait : « Le mot Wagner, c’est les Français qui le disent. Nous, on ne connaît pas de Wagner ». Et, en décembre 2021, le ministre des Affaires étrangères, Abdoulaye Diop, renchérissait devant l’Assemblée générale de l’ONU : « Je voudrais être très clair que pour le Mali, nous ne connaissons pas de Wagner. L’État malien n’est engagé que dans un partenariat d’État à État avec la Fédération de Russie ». Par ailleurs, il aura fallu les évènements du 24 juin 2023 en Russie pour que Vladimir Poutine évoque sa proximité avec la société paramilitaire désormais décapitée, avec un Prigojine contraint à l’exil en Biélorussie, ou à l’errance.

Après la mutinerie avortée de Wagner et la volonté de Vladimir Poutine de dissoudre cette entreprise ou la « nationaliser », les pays africains hébergeant les mercenaires russes sont invités à répondre à cette question : au nom de quelle exception devraient-ils continuer de garder sur leur sol ce dont la Russie elle-même s’applique désormais, sous le regard perplexe du monde, à se débarrasser, à défaut de le domestiquer ? Comme pour suggérer la réponse à cette question aux partenaires africains, le chef de la diplomatie de la Russie, Sergueï Lavrov, a promptement déclaré au lendemain de la rébellion de Prigojine que « les éléments du groupe Wagner resteront présents en République centrafricaine et au Mali dans l’intérêt des dirigeants qui ont sollicité le soutien de la Russie ». Il en serait de même en Libye ou encore au Soudan. Plus tard, il indiquera que « c’est aux dirigeants africains de se prononcer sur la présence, ou non, de Wagner dans leurs pays ». Etrange transfert de responsabilité vers ces pays… Prolongeant le propos de Lavrov, le pouvoir centrafricain qui a accueilli les éléments de Wagner depuis 2018, a déclaré que « la Russie continuera d’opérer en Centrafrique, avec le groupe Wagner qui combat actuellement la rébellion au côté de l’armée, ou un autre contingent ». Fidèle Gouandjika, ministre conseiller spécial du président centrafricain Faustin Archange Touadéra précise que « la Russie ayant sous-traité avec Wagner, si elle n’est plus d’accord avec Wagner alors elle nous enverra un nouveau contingent ».

Les profits de la « sous-traitance » wagnérienne

Au Mali aussi, la junte au pouvoir se réfère à la « coopération » avec la Russie pour ne rien changer à l’embarrassant contrat avec Wagner. Il faudrait alors expliquer la raison pour laquelle Moscou continue de « sous-traiter » sa coopération avec Wagner, une entreprise qui lui est devenue hostile et dont certains membres sont visés par les sanctions que le Kremlin sait réserver aux « traitres ». Comment les autorités africaines impliquées dans cette affaire pourraient-elles raisonnablement et moralement continuer à se fier à une entreprise de mercenaires qui a décidé de se dresser contre les responsables de son propre pays ? L’on peut aussi se demander pourquoi le pouvoir russe, dans un souci de clarté, n’envoie pas des soldats de son armée régulière, en lieu et place de Wagner, pour répondre aux demandes sécuritaires de ses partenaires africains. La réponse est à rechercher dans le registre des avantages que procurent au Kremlin les actions menées par la milice dans les pays qui l’hébergent.

Pour le régime de Poutine, les pays d’Afrique où opère Wagner sont devenus de grands pourvoyeurs de ressources en tous genres. Et les avantages issus de la « sous-traitance » Wagner valent bien une dérogation pour maintenir la présence de la milice en Afrique, alors même qu’elle est jugée dangereuse en Russie. En retour, le régime de Poutine affirme apporter une garantie sécuritaire, non pas aux populations, mais explicitement aux autorités africaines concernées. Une volonté de « coopération » par ailleurs bercée par des balivernes « anticolonialistes ». C’est au nom du deal sans témoin conclu avec Wagner, que le gouvernement de transition malien a demandé en juin 2023 le départ de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), présente dans le pays depuis 2013. Une décision à laquelle fut fortement associée Evgueni Prigojine, et qui, selon des sources vérifiées, était susceptible de « faire avancer les intérêts de Wagner au Mali ».

 

Dans un discours prononcé le 25 juin 2023, au lendemain de l’infructueuse opération de Prigojine, Poutine a reconnu dans la tourmente avoir financé sur fonds publics les œuvres de Wagner, des actions militaires aux usines à trolls. Une confirmation de ce que l’on savait déjà. Tel un aveu, le dirigeant russe assume donc publiquement d’être l’un des concepteurs et le bailleur de fonds d’une entreprise criminelle rangée dans la catégorie du terrorisme international, et dont les méthodes n’ont souvent rien à envier à celles de Daech. Pour autant, Vladimir Poutine pourrait-il aussi endosser les pratiques de Wagner dénoncées en Afrique, et révélées dans plusieurs rapports, dont celui publié en juin 2023 par l’ONG The Sentry sur le cas de la Centrafrique ? Une enquête documentée qui renseigne sur l’aggravation des exactions commises dans ce pays par les éléments de Wagner. Au fil de l’enquête, « des dizaines de victimes décrivent des viols en réunion, sur des hommes, des femmes enceintes et des enfants, parfois âgés de 10 ans. Des massacres et pillages chez les villageois… » Déjà en 2021, The Sentry avait livré un rapport sur la Centrafrique, faisant état de « massacres, d’exécutions extrajudiciaires, de cas de torture, de pillages, d’enlèvements pour rançon, d’incendies de villages et de viols collectifs » commis par les éléments de la milice russe. Aujourd’hui, l’enquête de l’ONG constate « l’instauration d’une véritable politique de terreur ». Des pratiques avalisées par le président Faustin-Archange Touadéra, assuré de la sécurisation de son pouvoir par Wagner, « en échange de l’exploitation en toute opacité des ressources naturelles et minières de son pays par le groupe russe ». C’est fort de ce bouclier wagnérien que le dirigeant centrafricain vient de susciter une nouvelle crise politique dans son pays en manipulant la Loi fondamentale pour tenter de se maintenir au pouvoir au terme de son deuxième et, selon l’actuelle Constitution, dernier mandat.

Opacité, ambiguïté et mensonge

Les accords conclus en toute opacité entre le régime de transition au Mali et le groupe Wagner portent également sur la sécurisation du périmètre du pouvoir et la lutte – hypothétique – contre les groupes terroristes. En contrepartie, la société paramilitaire peut compter sur une exploitation programmée de ressources minières, ainsi qu’une rétribution mensuelle et néanmoins informelle d’un montant estimé à 10 millions de dollars. Fin juin 2023, le porte-parole de la Sécurité nationale de la Maison Blanche, John Kirby, a rendu publique une information selon laquelle « le gouvernement de transition du Mali a payé plus de 200 millions de dollars à Wagner depuis fin 2021 ». Cependant, comme l’a fait observer John Kirby, « malgré l’argent versé par le Mali au groupe Wagner, la situation sécuritaire dans le pays ne s’est pas améliorée ».

L’histoire commune de Prigojine et Poutine ne se termine pas avec l’épisode de la rébellion contrariée de Wagner. Le temps révèlera nombre de secrets partagés entre les deux hommes. Toutefois, au vu des événements du 24 juin 2023 en Russie, les dirigeants africains alliés à ce pays pourraient-ils poursuivre leurs relations avec les éléments de Wagner, comme si de rien n’était ? Pourraient-ils seulement expliquer en quoi profite à leur population la conservation de la logique scabreuse du deal wagnérien ? Quant à la coopération dite « d’Etat à Etat », pourrait-on l’entretenir indéfiniment sous le sceau de l’opacité, de l’ambiguïté et du mensonge ? Quelle fiabilité accorder encore aux termes de la coopération sécuritaire russo-africaine, après le spectacle ahurissant de la fronde avortée de Wagner contre l’armée et le régime de Poutine ? Cet épisode aura sensiblement ébranlé l’autorité de Vladimir Poutine, tout en jetant un sévère discrédit sur la puissance militaire russe déjà confrontée aux revers de son engagement aléatoire en Ukraine.

Quel sera, après l’aventure insurrectionnelle de Prigojine, le climat des échanges lors du prochain sommet Russie-Afrique qui se tiendra les 27 et 28 juillet 2023 à Saint-Pétersbourg ? Une réunion destinée, pour la Russie, à faire une démonstration tonitruante de son influence sur le continent africain. Au-delà des discours incantatoires, les dirigeants et autres acteurs africains qui s’y rendront devraient davantage saisir cette occasion pour faire un bilan lucide de cette confuse coopération, plutôt que de céder aux pièges de l’allégeance.

Francis Laloupo

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